Il faisait nuit, une nuit sombre et sans étoiles. Contrairement à leur coutumière habitude, les boisés de Tamaneh étaient habités d’un silence complet. Les grillons et les merles cultivant un mutisme surnaturel, de rares elfes étaient toujours réunis en discrètes prières autours d’un humble bivouac. La terre du sol, enrhumée par de frêles rosées nocturnes, semblait se mouvoir à l’eurythmique cadence du feu. Une ambiance mystique planait, laissant croire aux adorateurs crépusculaires qu’une bénédiction œuvrait au travers des arbres protecteurs de leur cité.
Paupières scellées, la petite confrérie elfique ne pût alors distinguer les premiers faisceaux étiolés qui émanèrent des entrailles du sol. Vaporeuses et teintées de pâles lueurs blondes, de minces buées formèrent des nébuleuses éparses, tenaient lieu tout juste à l’orée de la ville. Formant peu à peu des nuées giratoires, le phénomène embauma progressivement les lieux d’une brume dorée et flavescente. Lorsqu’enfin l’un des dévots ouvrit les yeux, il fut surprit de constater que s’était massé un lumineux voile gazeux aux dorures chrysocales non loin des pentes délimitant la forêt du village. Tirant ses confrères de leur torpeur transcendantale, le premier témoin de l’évènement scrutait déjà avec grande attention la nocturne luminescence. Les curieux s’approchèrent alors à pas lents et respectueux du miraculeux mirage, présumant assister à l’apparition d’un ange.
Alors qu’ils atteignirent une mince distance du prodige, l’un d’eux cessa la marche, son visage se crispant en un masque d’effroi. Balbutiant avec grande peine sa phobie en des murmures tremblotants. Il avait vu juste, il s’agissait bien là de feux follets aux teintes de jaunes et d’or, les mêmes que mentionnent les légendes de leurs ancêtres du temps de l’épidémie de fièvre jaune. Reculant frénétiquement, le groupe de prières abandonna l’extase pour la panique, craignant une recrudescence de ce mal ayant jadis décimé leur patrie. Soudain, la terre croula sous le nuageux topaze, s’éventrant à en former un profond abîme duquel une marée d’épitaphes et de cadavres se déversa. Squelettes et macchabées au derme bleu gonflé par les fluides de la mort roulèrent sur les berges du trou béant, comme si la terre crachait les morts et leur sépulcre qu’elle n’avait su digérer.
«La Fosse de barbaques! La légende disait vrai!» s’écria un vieil elfe du groupe, figé de frayeur devant l’horrifiant spectacle sévissant face à ses yeux chargés de larmes. L’unité d’elfes fonça au village, faisant résonner les cloches et braillant l’alarme aux quatre vents. Tirant de leur sommeil les magistrats de la bourgade, un aréopage fut convoqué à la hâte au cénacle de sorte qu’y soit décrétée la conduite à tenir. Tandis que les viscères des bois restituaient toujours plus de corps et d’ossements, la volonté du consul ordonna l’évacuation immédiate des territoires tamanes vers les sentiers sacrés de la forêt, ceux menant vers les tréfonds de la futaie pour atteindre la légendaire citée Deshautpins. Dans la cohue de l’instant, les elfes se séparèrent et prirent deux directions opposées, l’une des marches suivant les recommandations des monarques, l’autre, s’enfonçant vers les dédales menant vers Solmyr.
De la fosse aux morts se dégageaient dès lors de fastes exhalaisons et giclaient des volées de sang coagulé, créant un marécage putride et pestilentiel. Gagnant les murailles de la ville, le charognard flot de sang noir eût tôt fait d’encercler le hameau elfique et de souiller son tapis d’aiguille de pin. Vaseux et œdématié des fluides de millier de dépouilles, le sol de Tamaneh ne se voyait toutefois plus en ses heures, foulé de ses habitants. Le premier groupe, mené de ses tétrarques et gouverneurs, s’enfonça dans les affres de la nuit, désireux de trouver refuge dans les saintes terres de la citée Deshautpins. La cavale du peuple était d’un chaos complet, tous cheminant chacun pour soi dans les méandres de ces sentiers ténébreux. Nombreux optèrent pour des avenues différentes, prétextant connaître des raccourcis vers ces lieux pourtant si énigmatiques à localiser. Le peloton se sépara en trois divisions d’elfes paniqués à l’idée d’être contaminés ou maudits. Grâce aux caractéristiques prunelles que l’on connait aux elfes dans la nuit, des éclaireurs parvinrent à retracer l’accès vers le maquis tant recherché, invitant de vives voix dans l’écho des forêts les tamanes à converger leur ascension en un commun rendez-vous. Rescapés pour la plupart, ces elfes furent accueillis et soignés et forment un important essaim de réfugiés dans la mythique idylle qu’est la cité Deshautpins.
Le second groupe pour sa part, obstiné à faire marche vers Solmyr pour y quérir un refuge, se sépara bêtement, ces elfes-là aussi régis par la loi du sauve-qui-peut. De ce nombre, une dizaine trouva trépas entre les imposantes mains d’un troll des forêts, ce dernier les ayant traqués avec grande aise en raison de leur fuite cacophonique. Les autres furent plus sages, cessant leur course folle et se rassemblant non loin de la rivière pour y terminer la nuit, se relayant la garde contre d’éventuelles menaces. Réveillés par un déluge venant du ciel, les elfes fugitifs prirent un temps pour se recueillir à l’abri des torrents célestes au lendemain de cette sinistre tragédie. Tout portait à croire que la fièvre jaune était de retour, que Tamaneh était maudite. Qu’avait-il bien pu provoquer pareille excrétion de cadavres? Qui ou quoi avait bien pu éveiller les malédictions d’antan?